mardi 21 décembre 2021

Interview : Souvenirs de tournage, bidasseries et érotisme, avec Alain Nauroy


Lorsque nous avions rencontré Jean-Marie Vauclin et Daniel Derval (voir cet article) il y a maintenant plus de deux ans, ils nous parlaient déjà avec enthousiasme d’un de leurs anciens collaborateurs, rencontré sur le tournage d’une comédie franchouillarde, et avec qui ils étaient restés amis depuis toutes ces années.
Il s’agissait d’Alain Nauroy, qui a quelques fois occupé le poste de réalisateur, mais a surtout été assistant, pour quelques cinéastes dont les noms parleront aux amateurs de comédies hexagonales : Serge Korber, Philippe Clair, Hervé Palud, Edouard Molinaro, Robert Thomas, …
Jean-Marie Vauclin nous décrivait Alain comme un assistant-réalisateur très doué, adoré par les acteurs.
Et quand on parcourt les titres de sa filmographie, cela fait encore plus rêver : Mon curé chez les nudistes, Les surdoués de la première compagnie, Brigade mondaine : Vaudou aux Caraïbes, Charlots connection, Ces flics étranges venus d’ailleurs, Les Brésiliennes du bois de Boulogne, Rodriguez au pays des merguez, et bien d’autres encore…
 
Lorsque nous avons enfin rencontré Alain, il a toutefois voulu modérer nos attentes, en minimisant son rôle : en tant qu’assistant, il n’était pas impliqué dans le processus créatif des films, et pour certains tournages il ne garde que des souvenirs sans lien direct avec l’œuvre.

La rencontre a tout de même été très agréable, et ci-dessous vous trouverez un condensé de notre interview ; j’ai fait à l’écrit le même travail que j’aurais fait avec un montage vidéo, en rajoutant entre crochets des annotations et précisions. Les rajouts les plus longs sont en orange pour mieux les démarquer des réponses d'Alain.

Ce témoignage peut se voir comme un complément de la vidéo sur Jean-Marie et Daniel ; il nous parle d’une certaine période du cinéma français, où la comédie et le film porno ou érotique s’entremêlaient parfois dans la filmographie d’un même cinéaste, comme ça a été le cas pour Max Pécas ou Michel Caputo.
Ce témoignage met aussi en lumière les aléas méconnus d’une carrière dans le 7ème art, portée par le hasard plus que par des choix, et marquée aussi bien par les occasions manquées que celles qui ont été saisies.

Alain (en bas à gauche) sur le tournage de Les feux de la chandeleur.

Comment as-tu débuté dans le cinéma ?
J’ai débuté dans le cinéma par d’abord un désir fou de faire de la mise en scène. J’étais désireux de faire des films sentimentaux, romanesques, qui allaient de Géant à Autant en emporte le vent.
Je suis parti pour Paris à 18 ans, et je ne savais pas bien comment rentrer là-dedans, parce que les gens normaux, ils faisaient l’IDHEC [l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques], et moi j’avais pas la fibre des études.
J’avais la chance d’être au service de presse d’un festival de courts-métrages à Tours, et donc je rencontrais des gens pour faire des articles dans le magazine quotidien de ce festival. Et c’est comme ça que j’ai été amené à rencontrer Serge Korber, que d’ailleurs j’ai d’abord pris pour Claude Chabrol !
Et du coup, je l’ai baratiné d’une manière telle que mon enthousiasme de cinéphile a séduit Serge Korber et son épouse. Serge faisait des tas de courts-métrages, et peu à peu, il m’a apporté… enfin, il m’a supporté ! C’est un grand mot, mais c’est vrai que je ne savais rien !
 
Alain, à gauche, dans son rôle d'écossais.
Quand est-ce que tu as débuté en tant qu’assistant-réalisateur ?
La première fois que j’ai été assistant, c’était en 1965, et c’était un film de Serge Korber, Le dix-septième ciel, et donc là j’étais deuxième assistant. [Sur certains tournages, le réalisateur a non seulement un premier assistant réalisateur, mais aussi un second assistant, placé en-dessous dans la hiérarchie.]
Mais surtout j’étais acteur. Et je jouais [un rôle] dans un hôtel dans lequel il n’y avait aucun client, sauf moi, un écossais, qui disait toujours « It is a strange country ».
Donc ça c’était mon premier long-métrage ; le vrai film comme premier premier assistant c’était dans Le distrait, de Pierre Richard.
Parce qu’avec Pierre Richard, on avait fait un court-métrage, dont je ne me rappelle presque plus l’histoire, mais je me rappelle le titre : ça s’appelait Une starlette au haras [jeu de mot sur le nom de l’héroïne d’Autant en emporte le vent, Scarlett O’Hara].
Et Pierre Richard jouait dans ce film et l’a [co-écrit avec Bernard Guillou]. J’étais son homme à tout faire, et on avait beaucoup sympathisé. Et quand il a obtenu le financement de la Gaumont et de [Les productions de] la Guéville pour faire Le distrait, il m’a appelé.
 
Peux-tu expliquer en quoi consistaient tes tâches en tant qu’assistant ?
Le travail d’assistant, ça a été ma première déception, parce que je croyais naïvement qu’il s’agissait d’une fonction artistique, alors que c’était un travail d’organisation. On fait le plan de travail, on fait les feuilles de service, … ça n’a rien d’artistique.
Alors la seule chose agréable c’est que quelques fois, comme certains metteurs en scène, comme Philippe Clair, jouaient aussi un rôle dans leurs propres films, j’étais amené à diriger certaines scènes. Ça, c’était gratifiant !
Une chose aussi c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de directeur de casting. Donc l’assistant, souvent, [s’en occupait].
Et moi j’ai fait des castings de films, y compris par exemple pour le film de Philippe Clair, Comment se faire réformer ; c’est comme ça que j’ai rencontré d’ailleurs Daniel Derval.
Mais j’ai une chose dont je suis assez fier : j’ai fait le casting d’un film de John Frankenheimer, qui s’appelle L’impossible objet, avec Dominique Sanda et Alan Bates. Et l’histoire était celle d’un peintre surréaliste, et à un moment donné, il rêvait de tableaux de [Paul] Delvaux qui s’animaient. Et donc j’ai fait tout le casting [pour les personnages de ces tableaux].
 
Mais il y a aussi autre chose, c’est que je participais souvent au choix des costumes des comédiens.
Je peux participer aussi au choix des décors. Par exemple on tournait le clip de la chanson Mirador de Johnny Hallyday, et puis en repérant, puisque j’avais trouvé le décor [de la prison], je dis au metteur en scène, Hervé Palud, « Et si j’étais un prêtre ? ».
Et c’est comme ça que je suis dans le clip, on me voit bénissant les prisonniers.
 
Sur le tournage du clip de Mirador.


Ce n’est pas indiqué dans ta filmographie, mais tu as aussi été stagiaire sur L’homme orchestre (1970), toujours de Serge Korber.
C’était mon plus long stage ; parce qu’elle a duré 24 semaines, cette expérience !
Et surtout, ce qui était très rigolo, c’est que mon rôle consistait à rameuter les danseuses qui étaient au moins 20 et qui s’éparpillaient aux quatre coins des studios de Billancourt.
Je n’ai jamais couru derrière autant de femmes de toute mon existence !
 
Sur le tournage de L'homme orchestre, avec Louis de Funès (Alain est au fond, à droite).

Contrairement à ce qu’on peut lire sur IMDb, ton premier film en tant que metteur en scène est La villa / Le feu au ventre, sorti en 1975, soit après environ 10 années où tu étais assistant.
Comment es-tu passé à la réalisation ?
J’avais écrit un film qui était une adaptation gay de Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, sauf que c’était Manuel Lescaut. Et tout ça est tombé à la rue, et alors un producteur qui débutait, Jean-Pierre Sammut, a dit : « Écoute, je peux pas te produire ce film, mais on va faire un film ensemble, un film érotique. Ça te fera une expérience. »
Et c’est comme ça qu’on a fait La villa. Ça s’est vite fait, j’ai fait écrire le scénario par Michel Vocoret.
[Vocoret était un acteur-scénariste-réalisateur lui aussi habitué au film érotique et à la comédie franchouillarde ; il compte dans sa filmographie des films tels que Embraye bidasse… ça fume, A bout de sexe, et Le retour des bidasses en folie.]
 
Et puis nous avons tourné [La villa] dans la foulée. C’est mon premier film comme réalisateur et c’était un film dit "érotique". Sauf qu’on est passés, sans transition, pendant quelques mois, du cinéma érotique au cinéma pornographique, et que ce film a été ensuite post-bidouillé, et on y a rajouté, à mon corps défendant, des scènes pornographiques.
[Car après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, il y a eu en France un relâchement de la censure, permettant la distribution de films pornographiques.]
 
Qu’est-ce qui fait que tu as continué dans cette voie après ce film ?
Mon jeune producteur, Jean-Pierre Sammut, n’a pas réussi à mettre sur pieds avec moi un autre long-métrage, et du coup j’ai accepté quelques propositions pornographiques de survie, si je puis dire.
J’ai [réalisé] quelques pornos, mais ça ne me rendait pas heureux. Dès que j’ai eu une proposition, je me suis retrouvé heureux de redevenir assistant.
La seule chose curieuse à dire, c’est que tout pornographique que fut cette période de films, il y a quand même quelques uns de ces films qui avaient un peu d’ambition, et il y avait des fois de vrais acteurs.
Dans Lâche-moi les valseuses, qu’avait écrit pour moi Hervé Palud [le futur réalisateur d’Un indien dans la ville et Mookie], et dans lequel il joue, j’avais réussi quand même à obtenir comme acteurs Philippe Clair, Roland Blanche [Nikita, Bernie, Les compères, …], Philippe Khorsand [Les compères, Inspecteur La Bavure, …].
 
[Bien que Lâche-moi les valseuses soit un film érotique, tous les acteurs mentionnés ci-dessus ne sont pas impliqués dans les scènes de sexe.
Philippe Clair, le fameux réalisateur de La grande java, Le fürher en folie, et Plus beau que moi, tu meurs, tient un rôle comique de pompiste, dans une scène qui ressemble à un sketch déconnecté du reste du film.]

  
 
Alain Nauroy et Philippe Clair.

Nous, Lâche-moi les valseuses, on l’a tourné en 12 jours, et Philippe Clair était très impressionné : « Mais comment vous arrivez à faire un film en 12 jours ? Moi, le dernier, Le grand fanfaron, j’avais 12 semaines », et il m’a dit : « Alain, tu vas venir avec nous ». Et il m’a engagé pour faire Comment se faire réformer, et c’est là qu’a commencé une collaboration et de l’amitié.
On a finalement tourné Comment se faire réformer, je sais pas, je dirais peut-être en 4 semaines, et ça, ça l’avait impressionné.
 
[Comment se faire réformer fait partie du sous-genre cinématographique du film de bidasses, un type de comédie populaire en France dans les années 70-80, tournant autour de l’armée et de soldats souvent tire-au-flanc, à une époque où le service militaire était encore obligatoire.
Alain en a tourné un lui-même, Faut s’les faire… ces légionnaires, sorti en 1981. Le film se démarque surtout par quelques gags visuels à l’esprit très cartoonesque.
C’est par ailleurs sur ce tournage que se sont croisés pour la première fois Daniel Derval et Jean-Marie Vauclin, bien qu’ils aient peu de scènes en commun.]
 


Peux-tu raconter comment tu en es venu à réaliser ta seule comédie, Faut s’les faire… ces légionnaires ?
Tout le monde en faisait, des bidasseries, et à un moment donné, après des années où, sur ces bidasseries, j’étais assistant, un producteur me dit : « Écoute, c’est bien gentil, mais tu vas nous en faire un toi aussi, un film de bidasses ? ». Alors, d’accord, mais ça sera pas des bidasses dans une caserne, comme dans tous ces films-là, ça sera à la Légion !
Et le producteur en question, c’était Jean-Pierre Rawson, il m’a dit : « Eh bien on va se débrouiller », et en un coup de fil à Tunis, à Tarak Ben Ammar, qui à l’époque était un producteur qui montait, qui était aussi en cheville avec Hollywood, il a tout de suite accepté de nous recevoir.
On s’est retrouvés quelques jours après en Tunisie, et là, avec la complicité [du scénariste] Victor Beniard, et aussi de Daniel Derval, qui était du voyage comme acteur, nous avons écrit en quelques semaines le film, puis nous l’avons tourné.
Et c’est vrai que c’était ma première mise en scène "officielle", et comique.
 
Est-ce que tu peux me parler plus en détail du film ?
Je peux pas en dire grand chose parce que, tu sais, c’était un film à exécuter tambour battant, parce qu’on avait un petit budget. On aurait dit que c’était un acte magique, tu sais : on te propose de faire un film, tu appelles un producteur, qui… à l’époque, Tarak c’était pas n’importe qui, il préparait Pirates de Polanski en même temps, et en plus, juste avant que nous arrivions, il hébergeait le tournage des Aventuriers de l’arche perdue [en tant que "production coordinator"].
Ce qui fait que quand il est parti, Spielberg, moi le lendemain j’arrivais, et j’ai hérité de son assistant, Youssef Lakhoua. Et d’ailleurs on a tourné dans des lieux que Spielberg avait utilisés aussi !
 
Qu’est-ce qui fait que tu as arrêté la réalisation, peu après ce film ?
Il y a eu un événement un peu triste, c’est qu’aussitôt après Les légionnaires, un producteur, je crois que c’était Jean Luret, me propose de réaliser une comédie, encore une. Et avec un ami de Daniel Derval, Jacques Gelat [crédité en tant que "Jacques Paradis"], nous avons écrit une comédie qui s’appelait Les p’tites têtes ; malheureusement, pour que le film se fasse, il fallait que le rôle principal soit interprété par Bernard Menez. Et Bernard Menez a dit « D’accord, moi je veux bien jouer le rôle principal, mais je veux réaliser ». Donc j’ai été dépossédé de la réalisation des P’tites têtes, dont je suis seulement le co-auteur.
Et puis après, je ne voyais plus rien venir, je ne voyais plus de projets d’écriture, je ne voyais plus de propositions de mise en scène, je me disais « Je vais pas rester pendant deux ans à ne rien faire », et… bah, dès que l’assistanat est revenu… après tout, c’est ce que je sais encore faire le mieux.
 
 
Avec Johnny Hallyday sur le tournage de la série David Lansky, réalisée par Hervé Palud.
 
Si tu devais faire le bilan de ta carrière, de quoi est-ce que tu es le plus fier ?
Oh, je crois que je suis le plus content d’avoir existé, d’avoir finalement, comme je le voulais, pu faire du cinéma, et le faire pendant plus de 60 ans, au moins. Donc finalement, je suis fier de rien, je suis fier d’avoir duré !
Je continuerai d’aimer le cinéma, mais avec une espèce de passivité ; je ne vois pas les films nouveaux, je trouve que j’ai suffisamment de… comme disait Baudelaire – je paraphrase – il disait : « J’ai plus de livres en moi… », moi je dis : « J’ai plus de films en moi que si j’avais 1000 ans ». Et j’aime bien citer Baudelaire, donc ça fait une belle conclusion !

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Pour finir, précisons qu’Alain a pu nous informer qu’une certaine rumeur était fausse : selon plusieurs sites, dont IMDb et Wikipedia, Igor Aptekman, le scénariste notamment d’Un Indien dans la ville, serait un pseudonyme de Jean-Marie Pallardy, le réalisateur du nanar culte White fire.
Il s’avère en fait qu’Igor Aptekman n’est pas la même personne ; il existe bel et bien, et il n’utilise pas de pseudonyme.
 
 
Cette interview s’est faite avec l’aide de Jean-Marie Vauclin, Daniel Derval, et Gabriel Gerbaulet.