Après le comparatif entre le livre et le film pour Elle, je re-publie sur ce blog ce que j'avais rédigé sur Twitter pour Benedetta.
On a d'un côté Soeur Benedetta, entre sainte et lesbienne (Immodest acts : The life of a lesbian nun in Renaissance Italy), de Judith C. Brown, publié en 1986.
Et de l'autre, le film Benedetta de Paul Verhoeven, sorti en 2021.
Le livre relate des faits
historiques et recompose ce que l’on sait de la vie de sœur Benedetta Carlini,
à partir de diverses sources.
Et au final, on dispose
d’assez peu d’infos sur elle et on ne connaît que quelques évènements de sa
vie. Mais à chaque bribe d’info, l’auteure passe beaucoup de temps à commenter,
tisser des liens avec les mœurs et les usages religieux de l’époque, avec d’autres
cas similaires, …
Dès l’introduction, le
livre regorge d’éléments très intéressants sur le contexte historique, absents
du film. On apprend que les accusations de manquement à la pureté sexuelle
étaient un moyen répandu pour discréditer des religieuses. Concernant Benedetta,
elle représentait une menace pour l’Église par sa revendication de pouvoirs
mystiques.
Le fait qu’elle ait été
accusée de lesbianisme présentait malgré tout une exception, car à l’époque, en
Europe, il était inconcevable qu’il y ait une attirance et des rapports sexuels
entre femmes. Il était plus fréquent d’accuser des personnes du clergé de
rapports entre hommes et femmes, ou entre hommes.
Le livre présente la vie
de Benedetta Carlini depuis sa naissance, et il y a très tôt des éléments qui,
dans une fiction, relèveraient de l’effet d’annonce, puisque Benedetta a de
suite été placée sous le signe de la religion.
Alors qu’on pensait qu’elle
allait mourir à sa naissance, son père a longuement prié, et s’est persuadé que
c’est ce qui l’a sauvée.
Plus tard, dans son
enfance, pendant 2 années, Benedetta chantait en étant accompagnée d’un
rossignol, qui était perçu comme son ange gardien… un oiseau qui est pourtant
censé être un symbole d’amour charnel ; ce qui semble, évidemment, porteur
de sens quand on connaît les évènements à venir.
Dans le film, toute la
petite enfance de Benedetta est éludée, pour découvrir le personnage lorsqu’il
se rend au couvent, et tout ce qui s’est passé avant est raconté différemment :
le fait que Benedetta a été sauvée à sa naissance est une info qui vient se
placer, avec naturel, dans un dialogue de son père avec l’abbesse du couvent,
et l’idée de l’oiseau comme signe divin est conservé lorsqu’il apparaît lors
d’une attaque de brigands.
Tout ce que le livre nous
apprend sur l’histoire de la ville de Pescia et du couvent des Théatines est
aussi éclipsé du film. Parmi tout ce qui touche aux coutumes religieuses, n’ont
été gardés que des éléments qui servent une démarche propre à Verhoeven :
présenter une vision acide de la société. Du coup, il a gardé dans son film ce
qui a trait à l’aspect pécunier (la dot qui doit accompagner une fille qui
rentre au couvent), et il a rajouté beaucoup de dialogues et de situations qui
développent le thème de l’hypocrisie parmi les religieux.
Étant donné qu’on sait peu
de choses de la vie de Benedetta, on se rend vraiment compte, à partir de
l’entrée au couvent, que le film prend beaucoup de libertés par rapport à la
réalité, et brode énormément.
Voilà une petite liste de
ce qui diffère entre les faits et la fiction :
-Le premier événement
altéré par Verhoeven et son co-scénariste David Birke, c’est la chute de la
statue de la Vierge ; dans le film, elle tombe sur l’héroïne, alors qu’en
réalité, Benedetta a juste assisté à la chute de la statue sans se retrouver
en-dessous.
-Benedetta a bien eu une
vision où elle était attaquée par des animaux, que Jésus a fait partir, mais il
ne s’agissait pas de serpents, auxquels il tranchait la tête avec une
épée ; cette représentation surprenante du Christ est propre au film.
-On ignore quasiment tout
de la relation réelle entre Benedetta et Bartolomea, et comment cette dernière
est arrivée au couvent. Du coup, l’épisode avec la main dans le chaudron par
exemple a été inventé pour le film.
-Il n’y a aucune mention
dans le livre de la précédente abbesse (dont Benedetta a pris la place), ni
d’un conflit avec elle.
-Le livre rationalise
très tôt les visions de Benedetta, comme étant potentiellement le résultat du
jeûne, et le contenu des visions proviendrait de ce qu’elle a lu et entendu ça
et là au couvent, ou en voyant des images religieuses.
Tandis que le film nous
fait douter jusqu’à la fin de la véracité de ces visions.
-De même, dans le livre,
on apprend que plusieurs nonnes ont témoigné (tardivement) contre Benedetta,
l’ayant vu faire semblant de se fouetter, mettre son sang sur une statue du
Christ pour faire croire qu’il saigne, ou raviver avec un instrument les plaies
de ses stigmates.
Alors que dans le film, la
seule nonne qui accuse Benedetta d’avoir créé elle-même ses stigmates n’est pas
présente au moment des faits, de sorte qu’on ne sache pas ce qu’il en est
vraiment.
-Dans le livre, la
préservation du secret de Benedetta est plutôt présenté comme le résultat d’une
crainte, parmi les nonnes, qu’un scandale empêche le couvent d’obtenir son indépendance
et ne cause des troubles financiers. Les nonnes avaient également peur de
Benedetta, du père confesseur, et du prévôt.
Dans le film, le maintien
du secret est avant tout présenté comme une démarche calculatrice de la part du prévôt (avec la complicité de l’abbesse) pour que la réputation de Benedetta
soit bénéfique à celle du couvent, et pour que le prévôt obtienne à terme une
place qu’il convoite.
Les croyant(e)s du 17ème
siècle étaient plus prompts que nous à croire aux manifestations du divin, et
la question qui se posait parmi eux, vis-à-vis des visions de Benedetta, ne
concernait pas leur véracité, mais leur nature : était-elle diabolique ou
céleste ?
Quand on suit le récit des
évènements dans le livre, en ayant notre recul de lecteur contemporain, il nous
semble très probable que Benedetta abusait de la crédulité des croyants autour
d’elle, pour se mettre en avant et se faire passer pour une mystique qui a
obtenu les faveurs de Jésus.
Du coup, l’adaptation
cinématographique avait une difficulté supplémentaire, en ayant quand même à
faire ressentir de l’incertitude au public contemporain, afin qu’il ne rejette
pas d’emblée les visions et les possessions de Benedetta comme étant fausses.
Pour les possessions, il y
a donc l’ajout de cet artifice qui consiste à modifier la voix du personnage
pour la rendre plus rauque, et je trouve ça particulièrement bien fait car on
aurait du mal à dire si sa voix a été altérée artificiellement en post-production
ou non. La voix n’est pas naturelle mais elle n’est pas trafiquée au point de
ne plus être crédible ; il y a un bon équilibre entre les deux qui sème le
doute.
(dans la réalité,
Benedetta prétendait parfois qu’un ange s’incarnait en elle, et adoptait la
voix d’un jeune homme ; je pense que ça aurait été plus compliqué à mettre
en place de manière crédible dans le film)
Les révélations sur le
lesbianisme de l’héroïne et ses rapports avec Bartolomea arrivent aux 3/4 du
livre, et une différence majeure avec le film, c’est que c’est Benedetta, et
non Bartolomea, qui aurait incité sa compagne à commettre des actes impurs avec
elle, et l’aurait piégée en se faisant passer pour Jésus ou un ange qui parlait
à travers elle.
C’était aussi une façon de
se protéger face aux accusations : ce n’est pas Benedetta qui agissait,
elle était possédée.
Dans la réalité,
Bartolomea a confessé les faits sans être torturée, et… désolé, mais il n’y a
pas de gode taillé dans une statuette de la Vierge non plus !
En lisant le livre, on
perçoit Benedetta comme une personne potentiellement manipulatrice, qui utilise
la foi d’autrui pour servir ses propres fins. Le film choisit d’en faire un
personnage plus… ambigu (le terme qui définit tous les personnages de
Verhoeven, quoi), qui croit réellement en Dieu et falsifie les faits en pensant
malgré tout agir au nom de Jésus.
Le fait que, dans le film,
ce soit Bartolomea qui, le plus souvent, aille vers Benedetta pour la séduire,
et non l’inverse, change aussi la posture de l’héroïne par rapport à ses
pêchés ; c’est un personnage qui au début résiste à la luxure, et qui est
tiraillée entre sa foi et le désir charnel.
Pour moi, Paul Verhoeven
et David Birke ont pris des faits réels et s’en sont très librement inspirés
pour présenter des personnages, des thèmes, et une histoire beaucoup plus
intéressants et complexes que la réalité. Ils ont également transposé dans une
structure narrative des éléments et évènements épars évoqués dans le livre, en
rajoutant des enjeux, en étoffant les relations entre les protagonistes, et en
leur ajoutant du caractère.
En revanche, ont été
éclipsés tous les faits et détails qui ajoutent, dans le livre, des niveaux de
complexité et d’interprétation diverses au comportement de Benedetta, mais qui
auraient nécessité des explications détaillées, et trop longues, sur le
contexte historique et les mœurs de l’époque.
Le climax du film est,
quant à lui, inventé de toutes pièces aussi ; en même temps, ça devient un
peu trop grandiloquent pour être tout à fait crédible, même si je suis d’accord
avec Verhoeven quant à la nécessité de donner au film une conclusion plus
excitante que ce qui s’est passé dans la réalité.
Je trouve par contre un
peu plus embêtant le carton de fin, qui explique ce qu’il est advenu de
Benedetta d’une manière que je ne trouve pas assez claire : on y dit qu’elle a
continué de vivre cloîtrée au couvent des Théatines, et qu’elle pouvait
assister à la messe et parfois dîner avec les autres nonnes, mais assise par
terre. Ça ne semble pas contraster énormément avec la vie de réclusion qu’elle menait
déjà au couvent, et le châtiment paraît donc léger ; alors que dans le
livre, on nous dit qu’elle a vécu emprisonnée pendant 35 ans, jusqu’à sa mort,
que personne n’avait le droit de lui parler à part celles qui la gardaient, et
plusieurs fois par semaine elle devait se contenter de pain et d’eau.
Il n’empêche qu’après
avoir lu le livre, j’ai apprécié le film encore un peu plus que la première
fois que je l’avais vu. C’était intéressant de constater l’ampleur du travail
d’adaptation effectué à partir d’une base dépourvue de structure narrative et
autour de laquelle il a fallu inventer énormément, trouver un liant entre les
différents événements et personnages.
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